🦉🗣 De la banalité de l’affaire Houellebecq
La discussion est-elle encore possible ?
Chers Cogito lecteurs,
Je suis heureuse de vous retrouver dans ce premier Cogito News 2023 !
Avant d’aborder le sujet de cette édition, je tiens à vous remercier de vos voeux chaleureux et empreints de reconnaissance ; j’en ai été très touchée 🙂.
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Venons-en à présent au fait d’actualité qui ouvre cette nouvelle année de l’aventure Cogito. 👇
Alors que les propos tenus par Michel Houellebecq lors de son entretien avec Michel Onfray publié dans la revue Front Populaire avaient suscité une importante polémique, nous avons appris vendredi 6 janvier le retrait de la plainte pour incitation à la haine contre les musulmans qu’avait déposée contre l’écrivain la Grande Mosquée de Paris.
Si les déclarations de Michel Houellebecq sont à l’origine de cette affaire, celle-ci paraît également s’être résolue par une discussion lors de la rencontre organisée entre le recteur de la Grande Mosquée de Paris et l’écrivain.
Cette issue trouvée par la voie du dialogue fait ostensiblement apparaître le délitement qui affecte le débat public actuel.
Alors que la provocation, l’indignation et l’invective semblent être devenues les modes privilégiés de la discussion, le débat d’idées est-il encore possible ?
La provocation ou la banalité du mal ?
«Quand des territoires entiers seront sous contrôle islamique, je pense que des actes de résistance auront lieu {...}. Il y aura des attentats devant des mosquées, dans des cafés fréquentés par les musulmans, bref des Bataclan à l'envers.»
«Le souhait de la population française de souche, ce n'est pas que les musulmans s'assimilent, mais qu'ils cessent de les voler et de les agresser.”
Ce sont ces quelques phrases, jugées - à juste titre - d’une “brutalité sidérante”, qui ont motivé le dépôt de plainte de l'institution religieuse à l’encontre de l’écrivain.
La généralisation d’actes délictueux à l’ensemble de la population musulmane, dénoncée par de nombreux observateurs, est effectivement manifeste et propre à choquer ; Michel Houellebecq lui-même a reconnu la nécessité de lever “l'ambiguïté” de ses déclarations en précisant sa pensée par de plus amples développements.
Réagissant à cette affaire, Eric Dupond-Moretti a très justement dénoncé le caractère excessif et la violence de ces quelques phrases en les qualifiant d’ “insupportables”.
Il est toutefois à relever que, dans ses déclarations au sujet de l’affaire Houellebecq, le Garde des Sceaux s’est également référé au concept de “banalité du mal”, théorisé par Hannah Arendt - une référence qui a de quoi surprendre.
👉 Choisi comme sous-titre de l’ouvrage Eichmann à Jérusalem publié en 1963, la banalité du mal renvoie sous la plume de la philosophe à l’inconscience et à l’adhésion aveugle qui caractérisent “la pure absence de pensée”.
Le caractère banal du mal tient à ce défaut de responsabilité morale, cette incapacité de se reconnaître comme étant l’auteur de ses actes :
« Eichmann n’était ni un lago ni un un Macbeth ; et rien n’était plus éloigné de son esprit qu’une décision, comme chez Richard III, de faire le mal par principe. Mis à part un zèle extraordinaire à s’occuper de son avancement personnel, il n’avait aucun mobile. Et un tel zèle en soi n’était nullement criminel ; il n’aurait certainement jamais assassiné son supérieur pour prendre son poste. Simplement, il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait, pour le dire de manière familière. {...} »
« Il n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée - ce qui n’est pas du tout la même chose que la stupidité - qui lui a permis de devenir l’un des plus grands criminels de son époque », écrivait alors la philosophe, saisit au cours du procès par le fait « qu’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point dénué de pensée, que cela puisse faire plus de mal que tous les mauvais instincts réunis qui sont peut-être inhérents à l’homme. »
C’est donc, ainsi que l’écrit encore Arendt, dans le vide de la pensée que naît le mal.
S’il est pour le moins exagéré, pour ne pas dire injustifiable, ce parallélisme établi par Dupond-Moretti entre les propos de Houellebecq et le comportement de l’un des grands acteurs de la solution finale, démontre l’outrance qui caractérise le débat public actuel tout comme il révèle les tendances de fond qui définissent aujourd’hui le cadre de la discussion.
👉 À l’outrance des déclarations de Houellebecq, le Garde des Sceaux répond par ce procédé abusif, mais non moins répandu, visant à disqualifier moralement et à délégitimer intellectuellement leur auteur : il ne s’agit pas de discuter des faits ou des phénomènes sur lesquels l’écrivain entend s’exprimer mais bien de lui dénier le droit ou la capacité à prendre part aux débats de société.
Les propos de l’écrivain ainsi que tout discours pouvant y être apparenté ne pourraient qu’être le fait d'individus frappés d’inconscience ou de purs idéologues, incapables de penser par eux-mêmes et se contentant de faire écho aux spéculations du système intellectuel auquel ils appartiennent.
Le jeu de la censure
Attaques ad hominem, diabolisation, condamnation a priori et irrévocable visant à faire taire ou à couper court à toute discussion, sont désormais monnaie courante au sein du débat public.
Le fait que cette sclérose affectant la discussion depuis une vingtaine d’années se soit développée de manière concomitante à l’affaiblissement sur le terrain des idées d’une certaine partie de la gauche a largement été mis en lumière : l’incapacité à apporter des solutions politiques aux grands maux de la société s’est traduite en lutte obsessionnelle contre le “fascisme” et l'extrême droite, lutte sacrifiant dans son mouvement aveugle la confrontation vivante des opinions et des intérêts.
Guidée par la prévention à ne pas faire “le jeu de l’extrême droite”, une nouvelle règle, consistant à écarter de la discussion publique toute vérité, et même toute réalité, dérangeante ou controversée, s’est progressivement imposée.
👉 Il y a là un écueil ancien, que déjà dénonçait Orwell dans ses chroniques :
« Il y a une expression qui est fort en vogue dans les milieux politiques de ce pays : « Faire le jeu de ». C’est une sorte de formule magique ou d’incantation, destinée à cacher des vérités dérangeantes. Quand on vous dit qu’en affirmant telle ou telle chose vous « faites le jeu » de quelques sinistres ennemis, vous comprenez qu’il est de votre devoir de la boucler immédiatement. » (À ma guise, chroniques 1943-1947)
Orwell ne manquant pas de souligner que prendre part à une controverse revient immanquablement à servir l’un des deux partis en opposition.